Part of an experimental collection of documents on collective identity
La notion de l'"Europe" est de plus en plus un défi à la compréhension. Afin de mettre un peu d'ordre dans cette complexité des modèles et des perceptions, les hommes d'Etat ont recours à des notions à la fois simples et symboliques. "La maison européenne", "1992" et "l'espace européen" en sont des exemples. De telles métaphores servent comme véhicules pour suggérer des approches pleines d'implications stratégiques. Elles servent à la fois comme codes pour la communication parmi les cognoscenti et comme phrases clefs dans l'interaction avec l'opinion publique.
Les problèmes graves de l'intégration européenne soulèvent la question de savoir dans quelle mesure les métaphores actuellement employées sont d'une richesse adéquate pour articuler des options stratégiques utiles et viables. Le dilemme reste la nécessité, d'un coté, de refléter la richesse de la complexité dont toute stratégie européenne doit tenir compte, et, de l'autre, de fournir une image intégrative capable de séduire des populations cherchant un sens à leur développement personnel et professionnel. Ce dilemme est rendu d'autant plus problématique par la multiplicité des cultures et des écoles de pensée, sans oublier les groupes marginaux divers.
Pourquoi cet accent sur les métaphores au lieu de se fier au langage des modèles? En partie c'est parce que dans l'élaboration d'une politique stratégique il semble de moins en moins utile d'employer un langage usé par tant de rapports qui ont été présentés. Malgré le niveau d'expertise et la complexité des modèles, de tels rapports se sont montrés "oubliables", pour employer la phrase de l'Economist en critiquant le South Report (1990). Les événements nous dépassent de plus en plus.
C'est la possibilité de communication à travers les médias qui devient de plus en plus importante dans la vie des initiatives politiques. C'est l'ultime contrainte dans la transformation sociale et politique. Les métaphores commencent à jouer un rôle prépondérant dans l'articulation de la transformation sociale ou dans l'opposition à celle-ci. Une des initiatives de Michael Gorbachov a été sabotée par Boris Yeltsin en la comparant à "un mariage entre un hérisson et un serpent". De telles images, dont il y a beaucoup d'exemples, rendent insoutenables les meilleures propositions. Il semble que le combat se déplace du monde des idées vers le monde des images. Les critiques partout remarquent la stérilité des initiatives aux yeux de l'électorat. Au lieu "d'une imagination au pouvoir", l'imagination est en faillite.
La fonction cognitive des métaphores
Des recherches récentes ont démontré la présence et l'influence de certaines métaphores dans la pensée la plus rigoureuse et disciplinée. Des cas dans la science naturelle, et même dans la physique fondamentale, ont été cités. Il en va de même dans les sciences sociales et notamment dans la conception d'une organisation et de sa gestion. Il s'avère que des métaphores, explicites ou implicites, sont essentielles dans la mise en ordre des éléments cognitifs. Il est actuellement quasi-impossible de les extraire du langage de bien des disciplines. A titre d'exemple on peut citer: un "champ" d'étude, la "direction" d'une recherche, une "ligne" d'argumentation, un sujet "cible", "mobiliser" des ressources. Il a été démontré que, au dela de sa valeur rhétorique, le choix d'une métaphore peut être déterminant dans la communication qu'elle rend possible ou impossible. Une étude toute récente des métaphores sous-jacente à la guerre du Golfe suggère même que certaines métaphores "peuvent tuer".
Un nouveau souffle: la fonction spirituelle des métaphores
Toutes les religions ont employé des métaphores pour expliciter des notions complexes et nuancées. C'est à l'aide des métaphores que l'on a fait appel aux profondeurs des gens, touchant les points d'espérance qui donnent un sens à la vie personnelle et sociale. Et c'est justement à l'aide de certaines métaphores que l'on a su donner un nouveau souffle à une culture fatiguée des formules et des idées recues.
L'importance des clefs de voûte
Ce n'est pas que les modèles soient inefficaces ou inadéquats. La difficulté se trouve plutôt dans l'incompatibilité des modèles, bien utiles dans différent domaines spécialisés, et les failles qui surgissent en conséquence dans une stratégie supposée intégrée. La méfiance quant au modèles d'intégration est devenue de rigueur.
Au dela des modifications structurelles, la clef de la réussite des stratégies futures semble se trouver dans la manière imaginative de tisser des initiatives valables mais incompatibles. Le défi est mis en évidence par l'absence de modèles adéquats pour réconcilier les stratégies économiques "centralisées" et "de marché" dans les pays de l'Europe de l'Est. Il n'y a pas de modèles disponibles parce que le défi à l'imagination transcende le monde des constructeurs de modèles par laquelle les stratégies ont été tellement influencées jusqu'à présent. L'on peut conclure que des possibilités nouvelles pour l'Europe se trouvent au dela des incompatibilités stratégiques dans lesquelles elle a tendance à se laisser embourber.
Ce sont les métaphores qui fournissent à l'imagination des clefs de voûte qui peuvent équilibrer les tensions entre des tendances qui, sans ces éléments intégrateurs, sembleraient incompatibles. Ainsi la gouvernance supranationale, dans ce sens au moins, est une question de "construction de l'imagination" plutôt que de "construction des institutions". La gouvernance de l'Europe au niveau le plus élevé, devrait concentrer l'attention sur l'émergence et le mouvement des métaphores porteuses d'une signification stratégique -- et capables de rendre compréhensible le chemin à suivre à travers des fenêtres d'opportunité complexes. Le défi est dans la découverte des possibilités de marier ces métaphores aux modèles disponibles afin d'assurer l'incorporation de nouveaux niveaux de compréhension en formes d'organisation appropriées.
Une identité européenne transcendante
L'identité européenne est ainsi étroitement associée au "réservoir génétique" (gene-pool) des métaphores. De ceci la communauté canadienne peut tirer des métaphores fertiles dans la formulation des réponses aux possibilités et crises nouvelles.
Cette vision de la gouvernance européenne ne demande pas une transformation radicale des institutions. Elle demande plutôt un léger changement dans la manière de penser à ce qui circule à travers les systèmes d'information de la communauté européenne comme élément déclencheur d'action nouvelle. A présent la gouvernance au sein de la communauté est hantée par une forme de schizophrénie collective -- une préoccupation (du cerveau gauche) avec les modèles académiques et programmes administratifs "sérieux", et une préoccupation (du cerveau droit) avec des penchants de l'opinion publique pour des actions concrètes et dramatiques (même "sensationnelles"). Cette querelle entre modèles et métaphores pourrait être transformée en mettant l'accent sur les implications stratégiques des métaphores, celles-ci étant déjà essentielles pour une motivation soutenue de l'opinion publique.
L'identité européenne ne devrait pas être étroitement liée à la tâche impossible de maintenir un consensus sur les solutions appropriées, justes et donc "correctes". L'identité à cultiver devrait être en recul par rapport à ce niveau de préoccupations à court et moyen terme. Confondre ces niveaux est générateur de résolutions sans suites réelles, renforçant ainsi le cynisme, l'aliénation et la perte de crédibilité. Dans la complexité de la problématique actuelle, toute solution simpliste devient un problème, comme tout problème est en effet une solution désagréable. La possibilité à cultiver est la compréhension de la manière par laquelle des solutions stratégiquement incompatibles peuvent être tissées ensemble comme phases successives dans un cycle des stratégies politiques. Ce sont des métaphores -- telle la rotation des récoltes -- qui rendent compréhensible et crédible cette approche complexe. C'est à ce niveau, conservateur et générateur de métaphores, que l'on retrouvera une identité canadienne dynamique et propice au développement durable.
Comment procéder?
Comment faire face à la possibilité de choisir une métaphore pour mieux articuler l'identité européenne dans ces conditions. Cinq critères semblent s'imposer:
(a) Adéquat à capter la variété des options: Il va de soi qu'une métaphore doit être assez riche pour que chacun puisse y trouver les dimensions auxquelles il est sensible. Il y a donc avantage à mettre en évidence celles qui reflètent les sommets de la pensée de notre civilisation -- celles qui touchent aux frontières de nos aspirations à nous dépasser et de notre compréhension des domaines les plus complexes. Mais, bien que d'une complexité nécessaire, ces métaphores doivent absolument se prêter à une compréhension simple, explicitée de préférence par des graphiques riches et évocateurs.
(b) Ouverture d'options: Une métaphore utile devrait éviter le problème des modèles trop précis qui ne laissent pas "d'espace libre" à l'imagination pour explorer et faire des découvertes. Mieux que les métaphores statiques, celles qui cernent une réalité dynamique ouvrent plus de possibilités à l'imagination. Elles donnent moins l'impression d'être exhaustives et déterministes -- ayant moins la fonction de carcan conceptuel. De telles métaphores sont séduisantes à l'esprit. Leur signification est "creusable" selon le degré de besoin ou de curiosité de chacun.
(c) Reconnaissance des limites: Chaque métaphore a ses limites. Tout comme un modèle, une métaphore ne peut donner une image d'une réalité complexe que d'une manière partielle. Et comme un modèle, une métaphore donnée n'est pas au goût de tout le monde. Elle a une audience (ou un "marché") limitée, qui peut être une fonction de culture ou de formation. Tout effort d'imposer une métaphore unique est en conséquence voué à un certain échec (même déguisé, dans la mesure où il y a une résistance à l'interprétation véhiculée par la métaphore en question, qui prendrait à ce moment l'aspect d'un dogme stérile).
(d) Système dynamique des métaphores complémentaires: L'on peut compenser les limites d'une métaphore, dans la mesure où elle fait partie d'un ensemble de métaphores complémentaires. A ce moment, les faiblesse de l'une sont compensées par les points forts d'une autre, et la perspective dominante de l'une est contrainte ou freinée par la compréhension qu'apporte une autre. Dans un tel système de métaphores, chacun a plus de chance de retrouver une perspective adéquate, et même séduisante, qu'a travers une métaphore unique.
(e) Nature recursive des métaphores employées: Un système complexe implique toujours un défi à la compréhension. C'est d'autant plus vrai dans le cas d'un système de métaphores. Ces métaphores doivent, pour cette raison, être choisies aussi en fonction de leur capacité individuelle d'offrir une compréhension de ce système dont elles font partie. Ce critère assure, dans une certaine mesure, l'intégrité et la cohérence du système.
A la recherche d'un système de métaphores adéquates
Dans le monde de la publicité, des sommes considérables sont investies dans la recherche d'une image de marque pour une société commerciale ou un produit. Le choix des métaphores politiques ou stratégiques est normalement fait avec beaucoup moins d'effort et sans "étude de marché". Ce qui suit ne peut être qu'un tout premier essai avec toutes les réserves que cela implique.
(a) L'Europe comme écologie d'options: La métaphore d'écologie implique un jeu dynamique d'espèces dont certaines vivent en symbiose et d'autres en concurrence pour les ressources disponibles. Les "espèces" dans ce cas peuvent être comprises comme courants politiques, factions, groupes de pression, ou options stratégiques -- du plus conventionnel au plus marginalisé. Il peut y avoir des milliers d'espèces, de la plus grande à la plus petite. A chacun de comprendre la nature de cette écologie et ses cycles énergétiques, d'y trouver les niches qu'il peut occuper, et sa dynamique par rapport à ses partenaires et ses concurrents. Bien entendu un écosystème peut être enrichi ou appauvri par des effets dynamiques, résultant de déséquilibres à court ou long terme. Le système des métaphores, ou de manières de pensée, peut lui-même être compris comme écologie. Cette métaphore est plus facilement comprise par ceux qui sont sensibles à l'environnement et au management de ses multiples aspects.
(b) L'Europe comme physiologie d'organes interdépendants: L'Etat a souvent été comparé au corps humain. Cette métaphore peut être appliquée à l'Europe tout entière. Quel sont ses organes -- les Etats membres, les institutions européennes? Ne faut-il pas étendre cette notion d'organe à toutes les organisations, sociétés commerciales, et groupes de pression? C'est évident que ce qui les rendent interdépendants est justement la circulation entre elles de différent formes d'énergie et de ressources (notamment l'information). L'étude de la physiologie de ce corps, sa respiration, sa digestion, l'élimination de ses déchets, et même son développement, peut être explorer en fonction de ses systèmes régulateurs (système nerveux, système des hormones, etc). Le système des métaphores, ou de manières de pensée, peut lui-même être compris comme un corps de connaissance ayant ses organes et sa physiologie. Cette métaphore serait plus fertile pour ceux qui sont sensibles à la notion de santé, et surtout de la santé de l'ensemble du corps plutôt que celle des organes prises individuellement.
(c) L'Europe comme réacteur à fusion nucléaire: Le grand défi pour la technologie d'avenir est de parvenir à maîtriser l'énergie résultant de la fusion nucléaire. Depuis bien des années tous les efforts portent sur la manière de contraindre les énergies dégagées afin de créer les conditions les plus propices aux processus de fusion et de l'extraction du surplus d'énergie engendrée. Le défi est dans la configuration appropriée des éléments qui est censé constituer un récipient pour le plasma -- une forme spéciale d'énergie favorisant les processus de fusion. Tout comme pour la configuration des structures et processus européens, la difficulté est dans le fait que, si cette nouvelle forme d'énergie se met momentanément en contact avec l'un ou l'autre des éléments constituant le récipient, elle est dénaturée et perd complètement sa force dans une décharge inutilisable. L'identité européenne recherchée, génératrice d'une énergie sociale nouvelle, souffre des contraintes similaires. Elle ne peut naître dans toutes sa force que dans la mesure ou elle n'est pas assujettie à telle ou telle structure nationale ou européenne -- des structures qui sont, paradoxalement, censées créer les conditions propices à sa naissance. Le système des métaphores, ou de manières de pensée, peut lui-même être compris comme configuration d'éléments dont chacun et nécessaire mais est également capable de dénaturer (ou "tarer") complètement la forme de compréhension qui peut seulement se baser sur l'ensemble.
(d) L'Europe comme molécule organique à géométrie variable: La notion de géométrie variable fait partie du discours européen afin de réconcilier des acceptations structurelles différentes. Il existe des molécules organiques, notamment celle du benzène (clef de la vie organique), dont la stabilité vient surtout d'une alternance continue entre un nombre limité (deux à cinq) de géométries différentes. Ce phénomène de résonance permet l'existence de molécules là ou les géométries composantes sont impossibles où exigent une énergie constituante qui rend leur création peu probable. Ces molécules hybrides de géométries différentes en résonance sont moins exigeantes en énergies que leurs composantes. Ne peut-on pas concevoir une identité européenne, ou sa structuration, sur la base d'une résonance analogue entre des composants qui sembleraient incompatible autrement? Après tout, le mouvement européen est fondé sur la notion qu'une structuration appropriée de l'ensemble serait plus stable et plus "économique" que les interactions désordonnées entre des Etats totalement indépendants. Mais une telle structuration ne peut exister qu'a travers la dynamique entre des structures plus limitées. Le système de métaphores, ou de manières de pensée, peut lui-même être compris comme basé sur une résonance dynamique entre des métaphores plus limitées. Cette métaphore est plus facilement comprise par ceux qui sont sensibles aux structures improbables reconnues par les sciences naturelles.
(e) L'Europe comme réseau de circulation des véhicules: C'est peut-être le réseau des routes et des chemins de fer qui représente l'identité européenne de la manière la plus concrète et expérientielle. Le plupart de la population en est familière. Chacun doit intégrer, même à un niveau neuromusculaire, certaines règles et comportements de coordination nécessaire à la survie dans ce réseau et pour son exploitation. Le déplacement de la signification à travers la communauté européenne peut être compris comme un mouvement des véhicules dans un réseau complexe reliant aussi bien des points centraux, connus de tous, que des positions connues uniquement par des spécialistes. Dans cette perspective les grands courants de pensée ou d'action politique prendraient l'aspect des grandes autoroutes à deux voies bien distinctes (courant et contre-courant), sans parler des routes dites nationales ou secondaires. Chaque route représenterait ainsi un "vecteur de préoccupation" ou une action collective. Mais il est clair, vu le nombre "d'accidents" et de "collisions", que l'on est loin d'avoir acquis le savoir faire des intersections et du "code de la route" à ce niveau socio-politique, malgré la richesse des modèles possibles, vécus tous les jours de manière habituelle (feu rouges, stop, tunnels, ronds point, priorité de droit, etc). Le système des métaphores, ou de manières de pensée, peut lui-même être compris comme une configuration distincte des voies de la compréhension. Cette métaphore se prête à la compréhension par tout pratiquant du réseau routier.
(f) L'Europe comme cycle de rotation des récoltes: Chaque paysan comprend la nécessité d'une rotation des récoltes dans un champ afin d'éviter l'accumulation des effets néfastes provoquée par une espèce donnée. Le fermier sait que le "développement durable" de son champ exigent le remplacement d'une espèce par une espèce complémentaire qui compenserait ces effets en partie -- et que c'est à travers un cycle de trois à cinq espèces successives qu'il maintient la productivité de son champ. C'est le cycle qui garantit la fertilité du sol et non pas les effets positifs d'une espèce seulement. Cette approche bien expérimentée, éprouvée de longue date, suggère la possibilité que toute politique dans un domaine ne peut être maintenu au dela d'un certain temps sans l'accumulation des effets nuisibles. Et c'est avec une politique distincte et complémentaire que ces effets peuvent être partiellement compenser. Ainsi, pour assurer un développement durable, c'est un cycle d'actions de politique distincte qui est nécessaire. En principe c'est la base même du processus démocratique -- mais quelle partie politique reconnaitrait publiquement la nécessité d'autres pour compenser les effets nuisibles de sa propre action? L'identité de l'Europe doit nécessairement dépasser les conceptions et propos des parties qui contribuent chacune à sa définition. C'est au niveau d'un cycle bien étudié que l'identité européenne peut être utilement comprise. Le système des métaphores, ou de manières de pensée, peut lui-même être compris comme un cycle de métaphores, chacune avec ses points forts et ses points faibles. Il est clair que cette métaphore peut surtout être compris par ceux qui s'occupent de l'agriculture -- et notamment de l'agriculture dites organiques.
Combien de métaphores complémentaires sont nécessaires
pour bien cerner une identité européenne riche en nuances?
Ne serait-il pas naturel qu'une métaphore importante soit associé
à chaque domaine défini par une l'existence d'un ministère
gouvernemental -- ou par les "directions générales" des institutions
européennes? Il serait possible de comprendre l'identité
européenne: comme système de navigation; comme ensemble de
temples ou de ministères; comme entre-jeu des espaces culturels;
comme système d'espaces d'apprentissage et d'épanouissement;
comme olympiade des concours; et comme bâtiment (afin d'explorer
le coté positif de "la forteresse Europe").
Anthony Judge:
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