Le développement durable constitue surtout un défi interdisciplinaire. Dans son résumé de l'état de l'interdisciplinarité, Julie Klein (1990) a accordé un chapitre au phénomène de l'emprunt entre disciplines, des outils, modèles et théories conceptuels. Elle constate:
"Il est inévitable que l'emprunt invite à une spéculation sur la nature métaphorique de l'interdisciplinarité. Ces métaphores peuvent être des outils didactiques ou illustratifs, des modèles, des paradigmes, ou des "images racines" qui engendrent des nouveaux modèles. Certaines métaphores sont de nature heuristique, tandis que d'autres constituent elles-mêmes une signification nouvelle...Le processus d'emprunt est métaphorique de plusieurs manières. Les théories et modèles venant d'autres disciplines peuvent sensibiliser les chercheurs aux questions qui d'habitude ne sont pas posées dans leurs propres domaines, où ils peuvent interpréter et expliciter, que cela signifie un cadre intégrant des éléments divers ou des hypothèses non procurables parmi les ressources de leur discipline. Quand un domaine de recherche est incomplet, un emprunt peut rendre possible une ouverture inductive non-déterminée. Il peut fonctionner comme une sonde qui facilite la compréhension et l'éclaircissement. Par contre, il peut offrir une certaine perspective sur un autre système de catégories d'observation et de signification, mettant en juxtaposition l'habituel avec l'inhabituel en exposant les similitudes et les différences entre l'emploi au sens propre de l'emprunt et dans le nouveau domaine." (p. 93, traduction)
In fine, Klein signale que l'on appelle emprunteurs les traducteurs ou clarificateurs qui interprètent une discipline pour ceux qui en pratiquent une autre. Dans quelle mesure est-ce que l'on emploie des métaphores pour découvrir et véhiculer de nouvelles approches au développement durable?
Comment comprendre et expliquer les enjeux du développement durable? A part le monde littéraire, qui a tendance à en faire un monopole, l'emploi d'une métaphore est souvent considéré avec dédain par le monde académique, par les administrateurs de programmes, et par les documentalistes -- même quand leurs besoins de communication les obligent à en faire usage. Le recours aux métaphores est considéré comme signe de mollesse intellectuelle, comme manque de rigueur, et même comme indication d'une incompétence de base. Cependant cette perception est mise en question de plus en plus par ceux qui explorent le rôle cognitif de la métaphore, c'est-à-dire la manière fondamentale par laquelle une métaphore peut habiliter et conditionner la plupart des processus de la pensée (Lakoff, 1987). L'importance immédiate se voit dans les métaphores fondamentales qui gouvernent des styles d'organisation (Morgan, 1986) et de gestion différentes (Belbin, 1981; Handy, 1979).
Par cette perspective, une métaphore peut fournir un cadre flexible dans lequel des catégories émergent et sont organisées. Ceci a toujours été relativement évident pour ceux qui s'engagent dans une activité créative, que ce soient des peintres, des créateurs de "concepts" publicitaires, des éducateurs, ou des spécialistes en physique nucléaire (Locquin, 1989; Marcus, 1990). Comme le constate la géographe Anne Buttimer (1982): "Une métaphore, selon certains, peut toucher un niveau de compréhension plus profond qu'un 'paradigme', car elle indique un processus d'apprentissage et de découverte -- ces sauts par analogie de l'habituel vers l'inhabituel qui rallient l'imagination et l'émotion aussi bien que l'intellect."
Les auteurs les plus étroitement liés à l'exploration du rôle cognitif de la métaphore sont George Lakoff et Mark Johnson (1980), notamment par leur ouvrage collectif Metaphors We Live By et dans leurs travaux par la suite (Lakoff, 1987). L'on démontre maintenant que les processus de catégorisation comportent une activité métaphorique au niveau le plus fondamental et que ceci implique une organisation de la connaissance par des modèles cognitifs. Ainsi la métaphore du "tuyau de conduit", sous-jacente à bien des discussions sur la communication, dresse une carte de la connaissance à propos du transport des objets dans des conteneurs et impose celle-ci sur la compréhension de la communication comme transporteur d'idées véhiculées par des mots.
Comme dans le cas des autres métaphores mémorables, celui du "conteneur" (qui sous-entend une démarcation entre un intérieur et un extérieur) définit la distinction la plus fondamentale entre "dedans" et "dehors", notamment dans les transactions entre des organisations, des secteurs économiques, ou des cadres conceptuels. Le schéma du conteneur a une signification évidente pour les gens à cause de leur expérience corporelle. C'est justement à travers cette expérience corporelle que le schéma a une configuration signifiante (Johnson, 1987). Cela peut sembler relativement évident quand il s'agit des concepts concrets de la matière, mais ce mode de compréhension s'étend même à la compréhension des concepts abstraits. Ainsi il conditionne les moyens d'élaborer et de comprendre des structures et des politiques complexes. Le défi est de découvrir comment surmonter les contraintes cognitives habituelles sous-entendues par ces concepts, surtout dans leurs effets sur la capacité de formuler des cadres transdisciplinaires plus appropriés -- et même contre-intuitifs.
Ces propos concernant la métaphore du conteneur révèlent le besoin d'une révision des métaphores analogues qui sont utilisées et sous-entendues dans toute discussion de la disciplinarité -- surtout les métaphores associées aux notions de "inter-", "pluri-", "multi-" et "trans-" qui sont d'une telle importance pour un développement durable.
L'emploi de la métaphore semble omniprésent dans le langage de la recherche politique. "La métaphore est essentielle à la recherche politique car elle nous permet d'étendre notre connaissance de notre monde familier vers une région qui n'est pas ouverte à l'expérience directe....La métaphore est nécessaire à la connaissance politique justement parce que la signification ou la réalité du monde politique transcend ce qui est ouvert à l'observation" (Miller, 1979). Il convient de noter qu'un colloque international sur "Les métaphores politiques dans une perspective historique" a été organisé à Naples en juin 1991.
Avec les contraintes de la communication via les médias, les hommes politiques ont notamment recours à la métaphore comme moyen d'explication des politiques complexes -- que ce soit vis-à-vis de leurs pairs ou de leurs électeurs. Ainsi, par exemple, en juin 1991 ceux qui participaient aux efforts de la Commission de la CEE pour élaborer le nouveau traité de l'union économique et politique européenne ont eu recours entre eux aux phrases codées, telles que "piliers", "chapeaux", "temples", "arbres" et "lierre". Les piliers étaient les différents chapitres du traité; le chapeau était le prologue créant une union européenne qui réunissait les trois piliers. Les alternatives ont été décrites dans un débat sur "temple versus arbres" pendant lequel la Commission a soutenu que le traité devrait avoir l'aspect d'un "tronc d'arbre avec branches" plutôt qu'un "temple chancelant supporté par des piliers". D'autres ont critiqué une révision avec la phrase "piliers couverts de lierre", c'est-à-dire des changements de nature plutôt cosmétique (Independent, 17 June 1991).
Est-ce que ces métaphores ont vraiment la richesse conceptuelle requise pour traiter la complexité et les possibilités de ce défi? Devant l'emploi de telles métaphores, plutôt simplistes, pour faciliter une évolution politique de grande envergure, on a le droit de se demander si l'identification des métaphores plus puissantes et plus appropriées n'est pas essentiel pour catalyser le développement durable tant recherché. N'est-t-il pas possible que l'histoire dise de notre époque, que nous étions piégés dans des métaphores inadéquates?
Le développement "simple" n'est pas "durable". Une structure conceptuelle d'une complexité adéquate peut poser les mêmes problèmes de compréhension qu'un escalier spiral qu'on tenterait d'expliquer avec des mots à des personnes qui n'en ont jamais vu. Quand finalement l'explication a été complétée, l'audience a tendance à se trouver dans un état de confusion totale, ou même aliéné par la présentation. Par contre, une présentation visuelle ("l'image qui vaudrait mille mots") permet de clarifier instantanément la simplicité élégante du concept en sous-entendant sa complexité nécessaire (Miller, 1986; Barlow et al, 1990).
L'importance vitale de cette approche pour ceux qui sont responsables de la formulation des options majeures à travers des processus divers de gouvernance a été mise en évidence par Harold Lasswell (1968):
"Pourquoi mettons-nous un tel accent sur les moyens audio-visuels de présentation des buts, des tendances, des conditions, des projections, et des alternatives? Parce que tant de participants essentiels aux processus décisionnels ont des imaginations dramatisantes. Ils ne sont pas passionnés de chiffres ou d'abstractions analytiques. Ils agissent le mieux dans des délibérations qui encouragent la contextualité par un répertoire varié de moyens et là où un sens direct de temps, d'espace et de figuration est conservé".
Certaines disciplines académiques employent beaucoup de présentations graphiques, surtout dans les sciences naturelles et dans différentes formes de l'ingénierie (Herdeg, 1974). Par contre les sciences sociales, et notamment les sciences politiques, ont une tendance marquée à les éviter. Il existe une forme de dédain par rapport à de telles présentations visuelles comme symptôme d'incompétence, ne fut-ce que sur le plan verbal. Le manque de tout besoin d'aide visuelle dans l'explication des politiques du développement durable suggère que celles-ci pourraient être d'un niveau de complexité inadéquat au défi duquel elles sont sensées répondre (Judge, 1992c).
Les grandes évolutions dans les équipements et les logiciels d'ordinateurs pour la génération et la manipulation des images graphiques ont été surtout employées pour les effets médiatiques spéciaux (notamment des clips de publicité et les films de science fiction), pour le dessin par ordinateur (architecture, ingénierie, etc), et pour la représentation des systèmes (le contrôle des processus de fabrication, des molécules chimiques ou des systèmes physiques). Il y a eu peu d'efforts de représentation des grands réseaux complexes de concepts (Judge, 1977; Garfield, 1981). Mise à part l'informatisation assez simpliste de certaines "salles de décideurs", aucun effort n'a été déployé dans l'application des techniques aussi avancées pour la représentation des processus sociaux dans toute leur complexité afin de favoriser des procédures décisionnelles plus appropriées. Ces techniques sont devenues tellement perfectionnées qu'elles peuvent maintenant être employées pour générer des représentations visuelles compréhensibles de structures dynamiques qui ne pourraient pas exister sous les lois qui gouvernent l'espace physique. Elles sont également employées afin de permettre aux gens d'explorer et de générer des réalités virtuelles (Helsel, 1990) -- ne fut-ce comme une récréation (actuellement reconnu comme un marché majeur pour les produits en voie de développement).
Il est très possible que les métaphores les plus accessibles puissent elles-mêmes ne pas être d'une richesse suffisante pour représenter la complexité conceptuelle des processus sur lesquels des décisions sont aujourd'hui demandées. En outre, dans une période de croissance de l'analphabétisme fonctionnel, ces métaphores même assez riches, pourraient être relativement incompréhensibles aux personnes (éventuellement des électeurs) qui octroyent les mandats pour les nouvelles stratégies recherchées. Il est donc probable que les métaphores nécessaires au soutien des cadres conceptuels d'options stratégiques nouvelles ne peuvent être exprimées qu'à travers la visualisation des formes dynamiques générées par les techniques d'ordinateur indiquées ci-dessus.
On peut prétendre que la sélection et l'emploi des métaphores par des personnes ou par des groupes, dans le but de reconfigurer leur environnement et leurs défis, ouvrent un degré nouveau de liberté conceptuelle et décisionnelle (Judge, 1988; 1991). Dans ce sens les métaphores constituent un moyen d'augmenter les capacités d'action permettant aux gens d'ajuster et de modifier les cadres conceptuels qui les entourent. Elles fournissent un moyen de traiter les différentes sortes d'incompatibilités, de dynamiques, et de paradoxes conceptuels sur lesquels les disciplines disponibles ne peuvent guère jeter de lumière. Elles peuvent être employées aussi dans le traitement de différentes difficultés des relations partie-ensemble et local-global -- en réconciliant l'intégration globale avec la pertinence locale. Ainsi une métaphore peut être employée comme une discipline cognitive temporaire -- éventuellement dans des circonstances où la survie sociale ou physique est en question.
Mais, très concrètement, comment profiter des effets catalyseurs des métaphores? Le monde politique a pris très au sérieux le soin de "l'image" des personnalités et politiques. Mais cela ne suffit pas. Il faudrait marier de telles préoccupations de présentation au choix conscient des métaphores pour véhiculer toute structuration nouvelle. Il faudrait tirer au clair les métaphores implicites qui conditionnent et limitent l'évolution de tout programme de développement. La resistance des "grands" problèmes de notre temps (chomage, inflation, pollution, surpopulation, etc) pourraient en partie être la consequence de la pauvreté des métaphores qui en conditionnent notre compréhension et les programmes ainsi determinés.
La fragmentation tragique des "verts" dans différents pays pourrait être un vrai test de cette approche. Cette situation est souvent vécue et perçue à travers des métaphores mécaniques implicites, où les factions se heurtent comme des boules sur une table de billard, par exemple. Ce piège métaphorique offre peu d'espoir. Par contre, cette dynamique pourrait évoluer de manière beaucoup plus riche si elle était comprise à travers une métaphore écologique dont les verts sont censés être maîtres. Ainsi les factions deviendraient des espèces ayant des fonctions distinctes. Les talents de jardinage et d'horticulture offrent davantage que ceux du billard pour harmoniser les espèces ayant des modes d'action distincts. Dans ce contexte les extrêmes de parasitisme et de symbiose se justifient. Les métaphores ont ainsi une fonction "thérapeutique" sur le plan politique et décisionnel. Le développement durable en a besoin.
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Walter Herdeg. Graphis Diagrams; the graphic visualization of abstract data. Zurich, Graphis Press, 1974
Sandra K. Helsel and J P Roth (Ed). Virtual Reality; theory, practice and promise. Meckler, 1990
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Marcel Locquin. Métaphore et créativité. In: B Paulré (Ed). Perspectives Systemiques (Colloque de Cerisy, 1986). Limonest, l'Interdisciplinaire, 1989, pp. 235-248
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